« Le monokini est un presque rien de tissu devenu symbole de la déchirure que la modernité a introduite dans nos mœurs. Les transformations vestimentaires qui, depuis le début du XXe siècle, ont permis de passer du corset au monokini, sont considérées comme les illustrations et des mises en scène d’une série de conquêtes juridiques et politiques des femmes – comme si nous pouvions mesurer le statut de ces dernières à la quantité de corps qu’elles ont le droit de montrer…
Le monokini a été inventé en 1964 par un modiste autrichien, Rudi Gernreich. Celui-ci baptisa son invention « monokini » comme s’il dérivait de son ancêtre immédiat, le bikini, suggérant implicitement qu’on franchissait le saut du « bi » au « mono » en passant par l’élimination du superflu. Le « bi » du bikini n’avait pourtant rien à voir avec l’idée de deux-pièces ; Bikini est le nom de cet archipel du Pacifique où les Américains ont procédé à des expériences nucléaires en 1946. Pensant que son invention aurait le même impact que l’explosion d’une bombe atomique, le modiste français Louis Réard choisit en effet ce nom pour son costume de bain sorti la même année. Le bikini ne provoqua pas de scandale juridique, car il respectait la loi, il était conforme aux règles qui édictaient ce qu’on pouvait montrer et ce que l’on devait cacher dans les lieux publics. Au contraire, le monokini ne faisait plus preuve de ce respect, mettant ainsi la mode hors la loi.
« Le monokini a été la dernière étape d'une lutte sociale : accepter que l'on puisse regarder des corps nus dans un espace public »
Certains maires, après avoir entendu parler de ce nouveau vêtement, ont décidé de l’interdire sur leurs plages. À la suite de ces polémiques estivales, le ministère de l’Intérieur a rédigé une circulaire suggérant à la justice de condamner ces femmes quasi dévêtues pour outrage public à la pudeur. Comme toutes les transformations historiques, le monokini eut ses sacrifiées : des héroïnes passées au tribunal pour avoir défié l’ordre existant, pour avoir montré leurs seins sur les plages. On ne se souvient certes pas de ces femmes comme de celles qui se sont battues pour le droit à la contraception, à l’avortement… Ce sont des héroïnes de l’ombre, des sortes d’Antigone, déchirées entre le respect de la loi et celui de la mode.
Le monokini a été la dernière étape d’une lutte sociale, commencée à la fin du XIXe siècle, pour libérer la nudité dans les espaces publics. Cette lutte a débuté à l’École des beaux-arts, s’est propagée dans les théâtres et les music-halls. Avec toujours la même revendication : accepter que l’on puisse regarder des corps nus dans un espace public.
L’organisation de la visibilité de la sexualité par l’État a connu, au XIXe siècle, des bouleversements profonds. La contrainte étatique de cacher la sexualité dans l’espace public date de la Révolution. Il existait certes avant quelques règles qui protégeaient la pudeur, mais rien de semblable au fait de séparer l’espace en deux mondes étanches l’un à l’autre au regard de la visibilité de la sexualité : le privé et le public. Selon la législation napoléonienne, on pouvait tout voir dans le monde privé, tandis que dans le monde public, toute manifestation de la sexualité devait être cachée. En dépit des idées que l’on se fait aujourd’hui de ce qui était cette organisation de la visibilité de la sexualité jusqu’au milieu du XIXe siècle, le monde privé était scrupuleusement protégé des contrôles étatiques, et la notion même de privé était plus large qu’aujourd’hui. L’ordre napoléonien veillait à ce que l’État soit exclu du contrôle de la sexualité pacifique.
Mais cet ordre a été mis en question à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Sous prétexte que le monde privé était un vivier de débauche, l’État chercha à s’immiscer dans la sexualité pacifique du monde privé, à s’introduire dans les maisons par tous les petits trous qui les séparaient du monde public : les fenêtres, les trous de serrure, les jupes que le vent soulève… Il y eut une véritable crispation autour de ces frontières, et certaines décisions sont amusantes. Ainsi, on condamna des partouzeurs pour outrage public à la pudeur parce qu’ils n’avaient pas bouché le trou de leur serrure et que des passants en y posant l’œil avaient pu voir leur débauche. Après avoir assailli l’espace privé par les interstices, les petits trous, les juges sont entrés dans les maisons. En 1877, un stupéfiant retournement de la jurisprudence se produisit : un lieu privé était considéré comme un lieu public à partir du moment où il était occupé par trois personnes et que l’une d’entre elles n’avait pas consenti à voir une scène sexuelle. La loi ne territorialisait plus seulement l’intérieur et l’extérieur, mais les intérieurs eux-mêmes : il fallait donc fermer les portes des chambres à clé.
« Si les femmes se sont libérées en se déshabillant, pourquoi ne sont-elles pas passées auzérokini ? »
Comment la société civile a-t-elle réagi ? Si l’État rentre désormais dans nos maisons, nous nous montrerons nus dehors. Il y eut donc une explosion de la nudité dans les espaces publics. Ce mouvement s’est notamment appuyé sur la séparation de la nudité et de la sexualité : on soutenait que l’une n’impliquait pas l’autre. Il fallait dé-sexualiser la nudité pour qu’elle puisse être tolérée dans l’espace public : la rendre chaste. C’est le courant de pensée dont le monokini a hérité. Montrer ses seins n’est pas forcément un comportement sexuel.
La révolution des mœurs n’a pas finalement libéré la visibilité de la sexualité. Il y a encore un partage de ce que l’on peut montrer et cacher selon que les lieux dans lesquels on se trouve sont ouverts ou fermés au public. Le fait de se montrer dans une attitude sexuelle nécessite un consentement comme s’il s’agissait d’une étreinte, d’un contact des corps. Dès qu’un comportement sexuel est exhibé, on considère que ceux qui regardent peuvent être agressés comme s’ils ne pouvaient pas détourner le regard.
Dans ce processus limité et bancal de libération de la visibilité de la sexualité dans les lieux publics, le monokoni est fort paradigmatique. Si les femmes se sont libérées en se déshabillant, pourquoi ont-elles conservé leur slip et ne sont-elles pas passées au zérokini ? Le zérokini aurait couronné ce processus de libération des corps… il aurait été aussi le début de la libération de l’exhibition de la sexualité dans les lieux publics sans que personne n’ait le droit de se sentir agressé. On ne pose jamais cette question, justement parce qu’on ne prend pas le monokini au sérieux, le pensant toujours comme une victoire contre le bikini. Il est conçu comme un moins d’autre chose et non pas comme une chose en soi. Pour prendre le monokini au sérieux, il faut s’intéresser à ce qu’il cache et non à ce qu’il montre. C’est la condition d’une philo-sophie politique de ce petit habit. »
Marcela Iacub, Demain on enlève le bas ? été 2010
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La pudeur est en fait un sentiment très légitime. Elle consiste pour quelqu’un à refuser d’exposer publiquement une partie de lui qu’il estime lui appartenir en propre, à l’instar de son corps tel qu’il se montre dans la nudité. Or l’expression « attentat à la pudeur » constitue un renversement de ce mécanisme. Elle ne désigne pas celui qui ne veut pas être vu dans sa nudité, mais représente celui qui s’expose nu au regard d’autrui et qui choque ce regard. Mais qu’est-ce que ça signifie, se sentir agressé par la nudité de quelqu’un d’autre ? Cette nudité ne nous touche pas, elle n’atteint que nos yeux… Celui qui s’expose nu ne nous intime pas forcément de nous déshabiller à notre tour. Il me semble que les gens qui réagissent mal aux images de nus, ceux qui demandent la censure de telles images, ont justement l’impression d’être déshabillés par elles. Le censeur est celui qui se sent mis à nu. Ce qu’il ne supporte pas, c’est qu’on lui montre ses propres désirs et fantasmes.
- Du corset au monokini, a-t-on accompli une libération érotique ?
Au contraire ! Le corset est un objet d’érotisation du corps, car il met la poitrine en valeur. D’ailleurs aujourd’hui une mode de lingerie féminine réhabilite le corset ou ce qui y ressemble. Le monokini, lui, n’érotise pas la poitrine, il la laisse tomber, pendre. Le monokini, c’est la nudité chaste, car dés-érotisée.
- Que pensez-vous de la nudité telle qu’elle est exposée aujourd’hui ?
Il y a quelque chose qui me choque profondément dans les films X actuels, c’est que le pubis des femmes y est toujours rasé. Le français a cette expression « être à poil » pour parler de la nudité… Or ces femmes ne sont plus à poil quand elles sont nues, car elles n’ont plus de poils ! À mon sens, ces pubis rasés sont comme le monokini, ils représentent une forme de cache-sexe visant à dés-animaliser les organes sexuels. Raser son pubis, c’est une façon de le rhabiller, de lui ôter son animalité. Le poil rasé, c’est une autre forme de la nudité chaste.»
Catherine Millet, Le monokini, c'est la nudité chaste.
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