On conçoit ordinairement l’esprit comme supérieur à la matière : l’âme doit gouverner les mouvements du corps et non l’inverse. C’est pourquoi celui qui se révèle incapable de maîtriser ses pulsions n’est plus considéré comme une personne, mais comme un phénomène organique : pitoyable, avili par son corps qui prend sa revanche, l’individu lui-même est nié. 
Le corps pose problème, ne serait-ce qu’à cause de la formule christique ambiguë : “ceci est mon corps” ; ceci, c’est-à-dire cette chose qu’est mon corps, considéré comme un objet. Pourquoi ce détachement (voire ce mépris) par rapport au corps ? Le considérerait-on comme impur en établissant une hiérarchie allant du spirituel au matériel ?

On parle encore du corps que l’on a plutôt que du corps que l’on est. La médecine, avec ses époustouflants progrès, est peut-être à l’origine de ce rapport distant que nous entretenons avec nous-mêmes. À l’hôpital sont rassemblées les technologies les plus coûteuses, les praticiens choisis pour leurs compétences pratiques : on y investit des fortunes, absolument pas pour le salut de l’Homme, mais pour la réparation et l’entretien de son corps. Comme d'une machine. On amène son corps à l'hôpital comme on amène une voiture au garage : pour qu'un prestataire de services effectue une réparation.
Or le garage fait faillite. Les impératifs de gestion sont tellement discriminants qu'ils deviennent inhumains et qu’on peut regarder l’hôpital comme une entreprise incapable d’accueil. Le soigné est un soi-nié. 

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On ne peut se contenter du fait qu’un paquet d’organes fonctionne. Cet être vit, ses organes jouent leurs rôles ? La belle affaire ! La santé du corps, condition nécessaire, n’est pas suffisante : vivre véritablement, c’est donner un sens à sa vie, la vivre pleinement.
Objectivement, les plaisirs corporels sont fondamentaux, puisqu’ils conditionnent tous les autres. Songer au corps avant que de songer à l’âme, c’est imiter la nature, qui a fait l’un avant l’autre (et nous devenons matérialistes : l’âme est un effet ou une fonction du corps). Mais subjectivement, les plaisirs spirituels peuvent être plus riches, plus durables, plus subtils. Même en affirmant que le corps est premier, il faut encore reconnaître la primauté de l’esprit. L’esprit commande, même si le corps a un réel pouvoir. L’esprit est au-dessus du corps, mais il en dépend.
Cette dépendance scandalise, en présentant l’esprit comme aliéné, au corps impur ! Seule solution morale, pour ne plus juger l’un en dépit de l’autre : les concevoir enchevêtrés, fusionnés même, au point que l’un ne soit pas concevable sans l’autre. Chaque fois que le corps a une perfection de plus, il en va de même pour l’âme, et inversement. L’âme et le corps ne sont que deux perspectives différentes selon lesquelles on considère le même être. Ce parallélisme implique un renversement de la morale traditionnelle selon laquelle la puissance du corps diminurait celle de l’âme et celle de l’âme celle du corps.


Article complet là : ceci est mon corps