Dans un essai iconoclaste, Ruwen Ogien déconstruit tous les stéréotypes accumulés depuis Platon sur l’amour. Un livre jouissif qui invite à élargir les territoires potentiels de l’amour plutôt qu’à le réduire à des chansons usées.
L’amour a la cote, surtout auprès des philosophes, qui ne cessent aujourd’hui encore de le glorifier, d’Alain Badiou à Luc Ferry, d’André Comte-Sponville à Alain Finkielkraut… Il existe une prolifération d’éloges philosophiques de l’amour. Quoi de plus normal ? Qui oserait nier cette idée ancrée en nous comme une évidence absolue qu’il n’y a rien de plus beau, vital, déchirant et intense que l’amour dans une existence ? Personne. Eh bien si, un philosophe, justement, Ruwen Ogien, très sceptique face au champ de l’amour, mais excité par les chants d’amour.
Son nouvel essai, Philosopher ou faire l’amour, s’évertue à démontrer, comme le chante Brigitte Fontaine, que “l’amour, c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos”. On retrouve tout au long de sa réflexion des extraits de chansons populaires, de Céline Dion à Sexion d’Assaut, de Françoise Hardy à Stromae, dont les phrases parfois sans queue ni tête invitent à réfléchir autrement sur l’amour. Qu’elles soient gaies ou tristes, toutes révèlent, par leur sincérité parfois puérile, la réalité d’un imaginaire amoureux que Ruwen Ogien interroge à la lumière de son “mauvais” esprit. De manière en apparence légère et joyeuse, mais au fond très conceptuelle.
Les six idées de base de l’amour
Pas à pas, l’auteur déconstruit subtilement les présupposés de l’amour romantique, en s’intéressant “avant tout aux problèmes logiques et moraux que posent les idées de base de l’amour”, pour briser l’illusion de l’idée dominante consistant à faire de l’amour “une sorte d’exception par rapport aux autres questions existentielles sans proposer de justification solide à ce traitement sélectif”. Fidèle à son mode de réflexion, attaché à dénoncer le paternalisme moral ambiant et toutes les polices morales en action, Ogien s’en tient à des principes logiques. Son “éthique minimale” lui sert de cadre pour évaluer la validité des “six idées de base de l’amour” : l’amour est plus important que tout, l’être aimé est irremplaçable, on peut aimer sans raison, l’amour est au-delà du bien et du mal, on ne peut pas aimer sur commande, l’amour qui ne dure pas n’est pas un amour véritable.
Discutant chacun des points, l’auteur analyse combien l’idéal amoureux romantique est en fait défectueux “non parce qu’il est irréalisable mais parce que ses idées de base sont moralistes et conceptuellement infondées”. On peut tout à fait aimer quelqu’un sans l’admirer, en méprisant profondément son caractère. On peut aussi aimer quelqu’un sans supporter sa présence. De même, l’amour qui ne dure pas peut être un amour véritable… Ogien s’écarte du Banquet de Platon, texte fondateur sur l’amour absolu, conférant au philosophe le rôle crucial de contribuer à une ascension vers un amour céleste ; comme si l’amour physique ne pouvait à lui seul définir un amour véritable.
Si vous philosophez, suggère Platon, vous comprendrez l’intérêt de l’amour moral. D’où le dilemme, posé par Ogien de manière ludique, en clin d’œil au film des frères Larrieu, Peindre ou faire l’amour : philosopher ou faire l’amour ? Or, contre Platon et tous ses héritiers, Ogien pense qu’il n’existe “aucune bonne raison philosophique de dévaloriser l’amour physique et de survaloriser l’amour romantique”. Combattre le moralisme, c’est s’élever contre “la volonté de privilégier une certaine conception du bien et de la perfection humaine”, tournée vers des accomplissements spirituels au détriment de tous les autres, notamment corporels.
Grosses couches moralistes
Sans cynisme aucun, en triturant ses arguments logiques et en déconstruisant les grosses couches moralistes qui recouvrent les discours égarés sur l’amour, Ruwen Ogien ne propose pas pour autant d’idée définitive sur l’amour.
L’amour nous échappe toujours un peu, à la fois humainement et conceptuellement. Définir l’amour n’a d’ailleurs jamais été son projet, comme il reste impossible de définir absolument le bien, le mal, la vérité, la beauté… Il préfère laisser au lecteur la liberté de chercher une définition originale, tout en estimant que “ce serait une mauvaise idée d’essayer”.
Ce qui importe, c’est de saisir qu’une “conception non essentialiste” de l’amour n’impose rien de fixe, d’éternel, d’universel, afin de laisser à toutes les innovations pratiques la possibilité de se déployer. Les éloges actuels de l’amour, qui se présentent comme une forme de dépassement de soi vers l’autre, partagent ce défaut majeur, selon l’auteur : ils masquent le fait que “l’éloge de l’amour est devenu un genre qui exprime la pensée conservatrice qui sévit désormais à droite comme à gauche” et sert à“justifier le refus de toute innovation normative en matière de mariage, de sexualité ou de procréation”.
La plus juste façon d’aimer l’idée de l’amour, c’est de la laisser se déplacer, pour ne pas la réduire à une certaine conception de la perfection humaine, forcément partielle et imparfaite. Ce déplacement souhaité permettrait de substituer un “et” à un “ou”, pour affirmer avec l’auteur : philosopher et faire l’amour.
Article de Jean-Marie Durand, paru le 21/10/2014, dans les Inrocks, Un essai déconstruit tous les stéréotypes de l'amour, à propos de Philosopher ou faire l'amour de Ruwen Ogien
Article complet là : les Inrocks,21/10/2014,
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