Extraits de Entretien de Laëtitia Bourget avec Jacques Doustin, réalisé le 25 novembre 2009 à Paris, dans le cadre de sa recherche sur Les pratiques excrémentielles en art contemporain (1961-2010)
" (...) Mais vu que les excréments sont l’aboutissement de la digestion, c’est vrai que parler de cuisine, en parlant des excréments, c’est suggérer que l’on va redigérer ses propres excréments. L’art est peut-être tout simplement une forme de digestion avec la particularité ici qu’elle prolonge celle du corps. Après la digestion organique, la digestion artistique.
(...)
> C’est ta vision du recyclage ?
Oui. Au fond, les excréments, comme tout, continuent leur vie. Cela reste de la matière, après tout.
> De la matière qui va disparaître quand même ?
Non, rien ne disparaît, tout se transforme. Même quand nous mourons, nous ne disparaissons pas, contrairement à l’expression consacrée, nous nous dissolvons en fournissant plus ou moins d’énergie (le maximum étant quand notre corps devient un aliment
pour d’autres).
C’est artificiellement que l’on croît que nos déchets disparaissent. On s’arrange pour ne plus les voir, on tire la chasse d’eau, on enterre, on met à la poubelle, on jette dans l’océan ou on envoie dans l’espace. C’est hors de notre vue donc ça n’existe plus...
>La vidéo « Recyclage » est-elle une réflexion pour toi-même, ou un jeu avec le spectateur ?
Ce n’est pas du tout pour moi-même. Quand j’ai commencé à faire les sculptures, j’étais dans une recherche qui prenait différentes formes qui avaient toutes pour principe de partir de mes matériaux corporels et de la vie courante. J’étais encore étudiante, en licence, quand j’ai eu une saturation à tous les niveaux. Les matériaux pour pratiquer les ateliers étaient chers, difficiles à assumer pour moi. Cela me faisait percevoir la moindre de mes tentatives artistiques comme du gaspillage, c’était plutôt inhibiteur. Du coup, la notion même de « matériau artistique » m’est apparue totalement limitante, à bannir.
Je me suis alors mise à utiliser mon sang comme matière picturale imprégnée sur des mouchoirs jetables, mes excréments comme matière sculpturale, ma peau comme support sensible (la couture sous la peau), mon corps comme médium, et mes expériences de vie comme laboratoire. J’ai entrepris ce que j’ai nommé par la suite le Journal menstruel, une collection de mouchoirs menstruels. À partir du moment où j’ai commencé, je l’ai tenu de manière régulière pendant plusieurs années. L’idée originelle était de me donner une rigueur de travail, de pratique, qui reposait sur la constance de mon cycle organique.
>Pour les excréments, la régularité était plus difficile ?
Détail anecdotique, mais non négligeable, les jours où j’avais décidé de faire des sculptures, ça influait énormément sur ma digestion.
> Une digestion plus rapide ?
J’avais la matière dont j’avais besoin au moment où j’en avais besoin. On m’a déjà demandé : « et alors, vous mangiez des choses spéciales pour vous préparer ? » Pas du tout.
Je ne considérais pas mon corps comme une machine de production contrôlable selon des paramètres définis. Par contre, être dans l’attitude d’avoir à travailler me donnait une espèce d’autorégulation de ma digestion.
> Ton corps participait à l’œuvre…
J’étais complètement englobée dans le processus de création, du début à la fin.
Quand j’ai adopté cette méthodologie de travail, je souhaitais expérimenter le fait que l’on puisse faire de l’art avec ce qui est à notre portée, sans artifices complexes. On peut faire avec ce que l’on est. Et je pensais pouvoir le revendiquer et le transmettre aux autres comme un mode opératoire simple et accessible à tous. Je voulais produire des objets qui seraient
assortis de fiches techniques comme pourles travaux pratiques. J’envisageais ces activités
comme des « activités virus » qui pourraient se propager, être adoptées par d’autres qui auraient ainsi leur propre production, dans un esprit « do it yourself ».
(...)
> Tu indiquais avant l’entretien qu’il n’est pas possible d’obtenir des prix avec des excréments.
Quel accueil ont reçu tes œuvres au départ ? Comment les spectateurs les ont-ils perçues ?
La première réaction devant une sculpture-excrément est un mouvement d’attirance car cela ressemble à un objet précieux. Puis au moment de la découverte du matériau initial, cela devient plus complexe.
(...)
> Pourtant, tu indiques ton désir de revenir à l’origine, ton désir de revenir au commencement…
L’origine à mes yeux, c’est la vie, ce n’est pas le Big-bang. Avant le premier acte de nature artistique, des foules d’autres adviennent. Pour moi, l’acte artistique est avant tout un acte symbolique. Pour pouvoir produire un acte symbolique, il faut d’abord avoir accompli d’autres actes de nature pratique. On ne part pas de rien. C’est à partir du moment où un acte n’est plus justifié par sa fonction pratique qu’on aborde la dimension symbolique. Les situations de la vie quotidienne et nos comportements usuels sont la source de mon travail (par exemple l’utilisation de serviettes hygiéniques qui sont remplacées par les Mouchoirs menstruels). Et le glissement de perception que j’opère me permet d’aborder une autre dimension, de renouveler le regard et éventuellement de déverrouiller des portes, des blocages.
> Tu pars de l’ensemble, de l’environnement, et tu donnes un angle de vue qui va te permettre
d’ouvrir, d’atteindre une autre dimension, un au-delà de la forme simple.
En tout cas, je pars de ce qui existe, de ce dont j'ai déjà fait l’expérience soit seule, dans mon intimité, soit dans un contexte social. En percevant les choses différemment, on peut atteindre une conscience de soi et des autres qui permet, d’une certaine manière, de résoudre certains de nos blocages.
> C’est pour cela que tu parles d’art thérapie ?
A un moment donné, le véritable travail se produit dans la transformation de soi et pas dans la transformation de la matière.
(...)
>Tu n’apparais pas, nous te voyons souvent de dos.
Je suis souvent coupée. On ne voit pas mes yeux, on ne m’aperçoit pas en entier. Il pourrait s’agir de quelqu’un d’autre. Il s’agit certes d’un spécimen humain féminin, on devine à peu près son âge, mais c’est tout.
>Dans la vidéo Recyclage, tu entretiens un décalage entre les images et les paroles, d’un côté
l’excrément, de l’autre, l’esprit qui anime la matière.
C’est un collage sonore. Les propos de cet homme qui parlait d’anti-avortement sont grandiloquents et dogmatiques. J’ai pris ses phrases et je les ai découpées, pour transformer complètement son propos. J’ai pris des bouts et j’ai reconstruit un pseudo-discours en gardant la teneur docte.
>Nous pouvons entendre d’autres propos dans la vidéo…
Par exemple « ça n’était pas de l’or mais du bronze, et quel bronze... », c’est un archéologue amateur dans un reportage FR3, sur une des fameuses bandes U-matic récupérées. Il avait trouvé dans une rivière, une sorte d’Apollon romain, en bronze et il était super fier. « Mon corps était aussi une grande usine à consommer, à rejeter, à engloutir, à transformer… » Cette phrase provient aussi des cassettes FR3, d’une émission pour les enfants sur le corps humain.
L’homme qui parlait d’anti-avortement faisait une démonstration dont je me dissociais absolument. Cependant, certaines notions m’intéressaient bien : l’esprit, la matière, et leur relation… Je souhaitais associer ces notions à mes petits objets, sans trop préciser le sens, pour en préserver la complexité. Je cherchais aussi à évoquer l’état d’esprit dans lequel était sculptées les vénus callipyges du néolithique auxquelles leur forme fait référence. Pendant mon parcours universitaire, j’ai assisté à un cours d’histoire de l’art antique qui m’a imprégnée d’une réflexion sur ce que les formes artistiques disent de leurs sociétés d’origine. Certaines formes d’objets correspondaient à une représentation du monde « animiste », à des structures sociales communautaires. A travers ces objets, on peut remonter à cette vision du monde, comme on remonterait un cours d’eau vers une de ses sources. Ce rapport animiste au monde, cette histoire d’esprit et de matière, et cette manière de vivre ensemble en interaction avec son environnement, me touche.
(...)
>En refaisant ces petites Vénus, tu t’approchais des sociétés originelles.
Je souhaitais rechercher la forme, et également ce à quoi elle correspond. Même si la perception que j’en ai est approximative, cette intention produit un imaginaire, une forme d’oxygène dans notre société où les blindages se multiplient qui dissocient l’homme du tout.
>Lorsque nous regardons tes sculptures, nous voyons un changement de matière. L’excrément
est cristallisé. Tu l’avais prévu ?
Dans la première version de la vidéo, la sculpture n’avait pas cet aspect. Cela restait très premier degré. Ce changement est le fruit d’une recherche quasi alchimique. Au fur et à mesure que j’ai travaillé le procédé, je suis parvenue à ce résultat. J’ai eu le sentiment d’avoir atteint une forme d’aboutissement, ma pierre philosophale. Cet aspect, précieux, m’a réjouie.
J’aurais pu faire des sculptures-excréments toute ma vie.
>Tu en as fait 100…
C’est la multitude qui m’intéressait. Le jour où j’en ai eu fait 100, j’ai pensé qu’il fallait arrêter. J’avais atteint mon objectif de la multitude et il était temps de tourner une page.
(...)
>Une fracture se crée entre le lieu intime de création de l’excrément et les images d’atelier, un
atelier clinique où tu revêts un masque comme un chirurgien. Tu déportes l’excrément du lieu
de production au lieu où il devient matériau artistique.
La dimension clinique participe de la distance que j’avais envie d’émettre pour brouiller les cartes. Je n’ai pas besoin de faire une image de quelqu’un chez soi pour rappeler le caractère intime de l’excrétion. Une image qui évoque un espace aseptisé, un espace de monstration, extériorise même si c’est un espace clos. On est placé en situation de « réception » et non de voyeurisme…
David Le Breton a employé le mot d’extimité en parlant de mon travail. Au lieu de simuler un espace intime, c’est une forme d’extimité que j’ai recherchée.