E x t i m e (journal)

lundi 9 mai 2016

Pas d'exitation en haut (-parleur) lieu

Comment la musique prend-elle acte d'un espace architectural ?François Nicolas, Colloque L'espace re(dé)composé, Ircam 9-10 juin 2000(...)

 Enjeux esthétiques

Il est une longue tradition du compagnonnage entre architecture et musique : ces deux arts ont appris à se marier, l'architecture portant attention aux musiques qu'elle accueille et les musiciens s'adaptant aux lieux concrets que lui offre l'architecture.
Pour une oeuvre musicale, l'espace architectural est une donnée sensible. C'est un lieu concret, un site doté de caractéristiques affectant les sens. On sait qu'une même construction architecturale n'a pas du tout le même effet selon l'échelle présidant à sa réalisation, comme un tempo est susceptible de changer la physionomie d'une oeuvre musicale. Ainsi bâtir un lieu concret, doté d'une consistance sensible, est affaire de pensée architecturale.

La musique ne gagnerait guère à dénier les caractéristiques des espaces qu'elle occupe, moins encore à prétendre remplacer l'architecture dans sa responsabilité en matière d'édification de lieux. Il est patent que lorsque la musique prétend rivaliser avec l'art architectural dans la constitution d'espaces dits sonores, l'idée même d'espace devient une abstraction, perdant ces caractéristiques sensibles que l'architecture, seule, peut offrir : l'espace sonore ainsi constitué devient en vérité une simple spatialisation.
Une spatialisation, c'est ce qui a affaire non à un espace concret mais au spatial, à une abstraction donc. L'époque de la pensée voit ainsi une multiplication des catégories substantivant une qualité. Et si on parle aujourd'hui d'abondance du musical, du spatial, du politique..., c'est à mesure du fait qu'on est plus éloigné d'une musique effective, d'un espace sensible ou d'une politique donnée. Le spatial, c'est l'idée d'un espace abstrait conçu comme repère orthonormé à trois dimensions indéfiniment prolongeables et constituant un milieu isotrope. Ce que ne pense pas la catégorie du spatial, ce sont les murs, le sol et le plafond d'une salle, soient les limites de tout espace effectif. Or ce sont ces limites qui donnent réalité sensible au site architectural : vous aurez beau ceinturer votre lieu d'un chapelet de haut-parleurs, ceux-ci ne délimiteront pas une salle, car ils n'agiront pas comme limites sur lesquelles le son puisse rebondir : les sons auront beau provenir de cette ceinture, celle-ci ne constituera nullement une délimitation car cette ceinture demeurera ensuite ignorée par les sons qu'elle aura émis.

Il est habituel de sauter par dessus le gouffre entre spatialisation abstraite et espace concret en usant du qualificatif de " virtuel ".
Or, de deux choses l'une :
- Soit le qualificatif " virtuel " désigne ici la représentation mentale d'un site que génère la spatialisation, et il faudrait dans ce cas parler d'image d'espace, en mettant l'accent sur l'existence propre de l'image plutôt que sur l'inexistence de ce dont elle est image. Ce qui revient à dire qu'il faut prendre au sérieux l'image, son mode propre d'existence et singulièrement le fait qu'elle a une actualité, et que cette actualité lui est propre. Qu'il y ait différents types d'actualité (celle des images, et celle de ce dont ces images sont images) ne rature nullement le fait qu'une image agit (...) . Je plaide donc ici pour le fait de privilégier l'actualité de l'image sur la virtualité de ce dont elle est image.
- Soit le qualificatif " virtuel " est censé indiquer que ce qui est composé par la spatialisation aurait toutes les caractéristiques d'un site à la seule exception du fait que ce site n'est pas en acte et reste " en projet ". On relève alors le sophisme logeant au principe de cette assertion : car le projet d'un site ne saurait avoir les qualités sensibles d'un site en acte. Or ce qui intéresse l'oeuvre musicale, ce sont les sensations d'un lieu, les qualités sensibles d'un site concret en acte, non en intention.
Donc soit " virtuel " doit être remplacé par le mot " image ", soit " virtuel " dissimule un gouffre au lieu de le traiter.

Au total, si l'architecture est bien l'art de l'espace, je tiens qu'un art du temps n'a rien à gagner à délaisser son propre terrain et se divertir en se déguisant en un autre art déjà existant.

*

Quel est en fait le problème musical à l'origine de cette controverse ?
Le problème vient de l'électroacoustique : à partir du moment où le monde de la musique inclut des sonorités électroacoustiques, venant donc de haut-parleurs et non plus d'instruments de musique, le problème de l'espace se réactive. Ce problème ne relève nullement d'une défaillance de la pensée architecturale, du fait que celle-ci aurait pris du retard par rapport aux questions que lui poseraient les musiciens : le problème apparu tient aux matériaux sonores, non à l'espace. Il tient singulièrement au fait que ces matériaux sont projetés par des haut-parleurs. Or un haut-parleur n'est pas un instrument de musique, et la diffusion du son qu'il opère n'est pas le rayonnement qu'opère un instrument de musique. Et de cela, l'architecture n'est nullement en compte.
Le problème est donc d'ordre musical, et non architectural. Il peut se dire ainsi : comment arriver à faire de la musique avec des sons projetés par des haut-parleurs ? La réponse ici n'a rien d'évident.

Plusieurs solutions sont communément avancées :
- La première posera qu'il y a en fait deux mondes musicaux et non plus un seul : d'un côté le monde de la musique faite par les instruments traditionnels, et d'un autre côté le monde de la musique projetée par haut-parleurs.
Pour des raisons sur lesquelles je n'ai pas ici le loisir de m'étendre, je récuse cette théorie des deux mondes musicaux et soutient qu'il n'y a - qu'il ne peut y avoir - pour une oeuvre donnée qu'un monde de la musique.
- La seconde réponse, plus radicale, est de tenir qu'il faut, pour ces nouvelles sonorités, inventer un nouvel art, qui ne serait plus à proprement parler musical : on parlera ainsi d'art acousmatique, ou d'art des sons fixés... Je n'ai rien à objecter à cette position, qui a le courage de ce que Kant nommait une " pensée conséquente ", mais mon projet propre est de continuer la musique, non de fonder un nouvel art.
Le problème posé à la musique par ces sons projetés via des haut-parleurs tient à mon sens au fait que le haut-parleur n'est pas un corps physique : il n'est qu'une membrane et ceci ne suffit nullement à composer un corps. Or, me semble-t-il, un son est musical lorsqu'il procède du rayonnement d'un corps à corps entre le corps d'un musicien et le corps physique d'un instrument de musique.

Pourquoi alors m'intéresser malgré tout aux sonorités électroacoustiques si elles ne sont pas a priori musicales comme le sont les sonorités instrumentales ? Parce que le monde de la musique est - doit être - suffisamment vaste pour inclure en son sein ces nouvelles sonorités qu'on peut considérer comme constituant des images de musique. Finalement le monde musical contemporain a la chance de pouvoir s'élargir en incorporant les nouvelles images de musique que la technique met à sa disposition. Il en va de la puissance d'une pensée musicale d'incorporer dans son monde ces nouvelles images. Tout le point devient alors d'intégrer ce nouveau matériau selon des principes musicaux de cohérence sensible, principes qui n'ont guère à voir avec ceux de l'architecture (...) .

*

Que faire des haut-parleurs, en particulier comment traiter leur rapport singulier au site architectural ?
Il faut bien voir que ce rapport des haut-parleurs au lieu concret est jusqu'à présent un non-rapport puisque la manière d'agir d'un haut-parleur reste essentiellement indifférente aux particularités sensibles du lieu : un haut-parleur excite peu la salle, comme disent les acousticiens. Or cette indifférence du haut-parleur au site architectural n'est pas une vertu musicale mais plutôt une impuissance.
La solution usuellement pratiquée est alors celle qu'on a évoquée précédemment : encercler le site par une ceinture de haut-parleurs en sorte de s'abstraire du lieu.
J'ai indiqué quelques raisons musicales de ne pas se satisfaire de cette orientation. Il me faut y ajouter cette raison compositionnelle : s'abstraire du site en privilégiant la temporalité propre du haut-parleur vous conduit très immédiatement à accentuer ce que Freud, reprenant une expression de Romain Rolland, appelait, dans Le malaise dans la culture le " sentiment océanique " , soit la béatitude d'une impression de fusion avec un environnement naturel : la catégorie artistique de sensation fait ici place à celle psychologique de sentiment en même temps que l'épithète océanique épingle cette propension de l'auditeur à s'enfoncer dans son fauteuil pour se laisser porter par une substance physique plutôt qu'à se tenir dressé dans le qui-vive d'un discours - la propension à allonger toute sonorité d'origine électroacoustique, faute de pouvoir clairement l'articuler ou la phraser, est bien connue.
Pour donner un seul exemple de cette difficulté à profiler un son projeté par haut-parleur, je continue de buter sur l'incapacité pour un dispositif électroacoustique de reproduire la scansion nerveuse procurée par un simple claquement de mains, lequel met en branle, par le simple effet d'une brève intervention, les caractéristiques acoustiques du site et les révèlent selon un principe diamétralement opposé à celui de l'étalement d'une ambiance sonore.
Composer avec l'électroacoustique vous conduit insensiblement, faute de pouvoir convoquer ce genre de sensations, à vous laisser glisser vers des voiles sonores de plus en plus distendus, le vocabulaire des éléments naturels (nappes, marées, vents, souffles...) venant insensiblement se substituer à celui du discours musical.

Si l'on choisit de se tenir à distance de cette facilité offerte par la technique, et si l'on décide malgré tout d'incorporer au monde musical ces images rendues disponibles par cette même technique, comment les inscrire sous la loi de la pensée musicale plutôt qu'à l'inverse mettre la pensée musicale sous tutelle des caractéristiques spontanées de ces nouveaux matériaux ?
Mon projet est de rapprocher le dispositif électroacoustique des configurations instrumentales et pour cela de le doter d'une capacité à rayonner ce qui semble la condition minimale pour qu'il instaure, comme un instrument de musique ordinaire, un rapport sensible au site architectural dans lequel il prend place. Le principe de ce travail est donc de prendre pour modèle le corps physique instrumental.
L'idée est alors de disposer d'une boule de haut-parleurs c'est-à-dire d'un ensemble de haut-parleurs localisé en un point du site et agissant dans toutes les directions à partir de ce point en sorte de révéler les caractéristiques du lieu plutôt que de l'indifférencier.
Cette boule, que je propose d'appeler la Timée, a d'abord été réalisée sous forme d'un cube (6 haut-parleurs) avant de l'être prochainement sous forme d'un octaèdre (8 haut-parleurs). Ce que je vais donc vous faire entendre aujourd'hui reste un prototype.
Notre premier travail est d'apprendre à jouer de cette Timée, un peu comme le fait un instrumentiste de son biniou, en adaptant ses effets à l'acoustique particulière de chaque salle et à l'emplacement choisi pour y jouer (un peu comme le ferait un pianiste, déplaçant son instrument, l'orientant différemment, choisissant le degré d'ouverture du couvercle en fonction des particularités acoustiques du site). Ce travail n'aurait eu aucun sens sans la technique inventée par l'équipe d'Olivier Warusfel qui dote cette Timée de possibilités tout à fait spécifiques (qu'on appellera les modes de jeux de la Timée).

Ces modes de jeux ne suffisent pas à transformer cette boule en instrument de musique véritable. En effet si l'on conquiert bien ainsi :
1) la capacité du dispositif électroacoustique de rayonner et non plus seulement de projeter,
2) la capacité de ce dispositif d'entrer en rapport avec les particularités acoustiques du site architectural,
par contre, cette boule ne relève nullement d'un corps à corps et ne fait qu'émettre ce que j'appelais des images de musique.
En ce sens cette boule ne constitue pas, en l'état, un nouvel instrument de musique. Peut-être se rapproche-t-elle alors de ce qu'on pourrait appeler l'image d'un instrument (éventuellement d'un instrument imaginaire...), donc d'un générateur d'images instrumentales.


Démonstration

Pour que vous saisissiez l'apport de ce dispositif, je vais vous révéler progressivement les capacités de ce prototype.
Je partirai d'abord d'un simple haut-parleur que je comparerai aux performances d'un seul des six haut-parleurs de la Timée VI.
Ensuite je comparerai l'effet d'un seul de ces haut-parleurs au résultat brut de la mise en oeuvre des six haut-parleurs de la boule, mode de jeu basique désigné dans la suite comme mode omni.
Enfin je vous présenterai les principaux modes de jeux sur lesquels nous travaillons actuellement et qui nous sont rendus disponibles par le travail de recherche mentionné précédemment.
Essentiellement
- La figure techniquement désignée " en cardioïde "
- L'autre figure techniquement désignée comme dipôle.
Tout le reste est obtenu par combinaison de ces deux modes de jeux et du mode omni.

Premier résultat remarquable : on peut générer avec ce dispositif entièrement localisé un certain nombre d'effets obtenus par une ceinture de haut-parleurs (pas tous : on n'arrive pas exactement à encercler l'auditeur d'un son tournoyant autour de lui). Le but de la Timée n'est bien sûr pas là mais, somme toute, qui peut le plus peut le moins.
L'inverse, par contre, n'est pas vrai : tant qu'une véritable holophonie n'est pas techniquement réalisable, la ceinture de haut-parleurs ne saurait générer les effets de localisation facilement obtenables avec la Timée.

Ce dispositif met ainsi à la disposition du musicien différentes dialectiques spatiales ou plutôt, différentes dialectiques dans l'espace, toujours selon l'idée (l'axiome de ce travail) que la musique occupe un espace architectural, en tire parti pour son propre compte sans se substituer à ceux qui le configurent.
1) La dialectique du localisé et du délocalisé.
2) La dialectique du proche et du lointain y gagne en ramification.
Proche de distance / proche d'adresse (ou d'orientation)
3) La dialectique plus raffinée du son direct et du son réverbéré.
On gagne d'abord très facilement une meilleure réverbération (à quand une petite boule de haut-parleurs dans chaque salon réglée en dipôle pour la réverbération ?)
Ensuite on peut jouer d'une inversion des dispositions traditionnelles, en délocalisant le son direct et localisant la réverbération.
4) Dialectique plus subtile que je dirais du local et du régional, ou du point et du volume.

Deux cas de figures dans les exemples sonores :
1) ce que l'on désignera comme des ambiances ;
2) ce que l'on désignera comme des profils. Pour que ces profils soient intéressants et tirent parti des singularités de ce dispositif, il faut bien sûr que ces profils incluent un passage par la boule, une localisation donc.

(...)


Source de l'article ici

1 commentaire:

  1. « Dans la salle de concert, lorsque je rouvre les yeux, l’espace visible me parait étroit en regard de cet autre espace, qui où tout à l’heure, la musique se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue le morceau il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue dans cet espace précis et mesquin ».
    Merleau Ponty, Phénoménologie de la perception

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